Les modifications de la loi de 1921 favorisant l’innovation en matière de lutte contre les assuétudes

Vous êtes ici

Jeudi 6 février 2014

Monsieur le Sénateur,
Madame la Députée,   
Madame le Procureur du Roi,
Monsieur le Chef de Corps
Mesdames, Messieurs, en titres et qualités,

1. La loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotropes, n’a certainement pas été conçue, au départ, pour faciliter l’innovation dans la prise en charge de la toxicomanie !
Il s’agit avant tout d’une loi de contrôle, de surveillance et de répression des infractions diverses relevant de ce que l’on appelle communément le trafic illicite des drogues.

2. Cette Loi n’a fait l’objet que de 2 modifications visant  à garantir la légalité de deux pratiques alors déjà largement répandues dans la société belge et innovantes en matière de prise en charge de la toxicomanie :
•     la vente et l’échange de seringues stériles reconnue en 1998,
•    les traitements de substitution, reconnus légalement en 2002.

3. Liège a mis sur la place publique son intention de voir se développer, à côté des traitements de substitution, un nouveau mode utile de traitement des héroïnomanes, la délivrance d’héroïne sous contrôle médical, dès le milieu des années nonante.
La première prise de position politique officielle en la matière date de 1996, époque où unanimement toutes les familles démocratiques du Conseil communal se sont prononcées en ce sens.

4. Il faudra attendre 2007 avant que les autorités fédérales s’accordent pour que Liège, et elle seule, fasse l’essai d’une expérience clinique limitée dans le temps et quant au nombre des patients admis. Il faudra encore pratiquement 4 ans pour lancer les traitements et l’inclusion des patients, l’expérimentation s’étant déroulée de janvier 2011 à janvier 2013.

5. L’idée conjointe de mettre en place sur le territoire liégeois une salle de consommation à moindre risque a commencé à figurer dans les revendications de la Ville à partir de fin 2002, dans le cadre des discussions d’une « task force drogues » créée sous l’impulsion du Premier Ministre de l’époque.

Cette demande a toutefois été mise en sommeil à partir de 2006, à la suggestion des autorités fédérales de la Justice et de la Santé, afin de ne pas handicaper les chances d’un accord sur le traitement assisté par diacétylmorphine.

6. Cette mise en sommeil du projet de salle de consommation n’a jamais signifié que les intervenants et les autorités liégeoises avaient l’intention d’y renoncer ! C’est ainsi que la discussion renaît à l’occasion de la campagne pour les dernières élections communales.

7. La Ville de Liège a toujours veillé à inclure ces deux demandes dans un cadre d’innovation plus large en matière de prise en charge des assuétudes : le Plan stratégique liégeois en matière de drogues élaboré et discuté avec les autorités fédérales entre 2002 et 2007, sous l’impulsion du Premier Ministre.

Ce Plan s’est voulu global et intégré, basé sur quatre piliers : la prévention, la réduction des risques, la thérapie et la répression. Découlant d’une analyse précise de la situation et des besoins locaux, le Plan stratégique devait identifier les actions à mettre en œuvre et confronter celles-ci aux moyens nécessaires et disponibles, ainsi qu’avec les compétences fédérales concernées.

8. Toutes ces actions ont finalement été déclinées en quatre volets : 1) la prévention, 2) l’action thérapeutique et sociale, 3) le maintien de l’ordre et la lutte contre les nuisances publiques, et 4) la politique criminelle.
Il va de soi que le traitement assisté par diacétylmorphine et le projet de salle de consommation à moindre risque figurent parmi les points marquants du volet thérapeutique du Plan stratégique.

9. Comme il a été dit, alors que le projet de salle de consommation devait attendre des « temps meilleurs », le projet TADAM, n’a pu se dérouler que sous la réserve d’une évaluation scientifique rigoureuse dont même les résultats ne garantissent pas apriori la pérennité.
Dans les deux cas, il convient qu’avant toute mise en pratique, le Législateur se soit prononcé sur la pertinence d’une reconnaissance faisant exception à la loi de 1921.

10. Jusqu’à ce jour, aucune initiative parlementaire n’avait été prise pour tenter de faire avancer l’une ou l’autre de ces reconnaissances.
Si pour TADAM, il paraissait normal d’attendre, les résultats de l’évaluation scientifique et les recommandations de l’Université, pour les salles de consommation, la situation est d’autant plus étonnante que le débat s’est brusquement accéléré ces deux dernières années et a pris corps dans différents projets plus ou moins aboutis dans quelques Villes.

11. Il apparait donc, en cette fin de législature, que le moment est opportun d’enfin mettre sur la table du Parlement ces questions sensibles certes, mais désormais mûres, de la reconnaissance des traitements assistés par diacétylmorphine, pour une part, et des salles de consommation à moindre risque, pour une autre part.

12. Il a pu sembler singulier à certains que les deux sujets viennent en même temps, au risque de créer quelques confusions dans l’esprit tant des citoyens que des décideurs.

Car il faut d’emblée le souligner, les deux questions ne se confondent que parce qu’elles concernent toutes deux des moyens innovants de prise en charge de la toxicomanie, dont la discussion dans l’opinion est concomitante et parce qu’elles impliquent toutes deux, pour être reconnues, la modification d’une même disposition, l’article 3, de la loi du 24 février 1921.

Ces deux types de services n'ont pratiquement en commun que d'être destinés à l'amélioration de la santé et de la qualité de vie des usagers de drogues.

13. A ce stade, en effet, une précaution préalable s'impose : il y a lieu de préciser clairement que, même s'il s'agit de dispositifs de prise en charge des usagers de drogues le traitement assisté par diacétylmorphine ne doit jamais, sur le fond, être confondu avec les salles de consommation à moindre risque.

Ces dernières relèvent du champ de la réduction des risques, voire de la prophylaxie, tandis que le traitement assisté par diacétylmorphine relève essentiellement du champ thérapeutique.

14. Dans le premier cas, il s'agit d'offrir à des usagers de drogues diverses l'occasion de consommer dans de bonnes conditions d'hygiène et de sécurité les produits qu'ils acquièrent sur le marché illégal.

Dans le second cas, il s'agit de prescrire et de délivrer, sous contrôle médical et à des fins thérapeutiques, à des héroïnomanes sévèrement dépendants, de l'héroïne sous forme médicamenteuse.

15. Dans le premier cas, il s'agit d'un accueil à bas seuil et de première ligne des usagers. Dans le second cas, il s'agit d'une prise en charge médicale à très haut seuil d'exigence pour l'usager et qui ne peut jamais être que de deuxième ligne, c'est à dire ne s'adresser qu'à des dépendants ayant démontré leur résistance aux traitements de substitution existants !

16. Les salles de consommation à moindre risque, font partie intégrante dans plusieurs pays des stratégies de traitement de la dépendance aux drogues et de réduction des risques, au même titre que les dispositifs d’échange de seringues et les traitements de substitution aux opiacés. 

Ces salles sont des structures médicalisées qui permettent à des usagers de drogues souffrant d’addiction de consommer leurs produits de rue sous la supervision d’un personnel qualifié et dans de bonnes conditions d’hygiène et de sécurité.

17. En Europe, on dénombre 84 salles de consommation dans 56 villes de 7 pays (Hollande, Suisse, Luxembourg, Allemagne, Espagne, Danemark, Norvège). Les villes de Vancouver au Canada et de Sidney en Australie ont également recours à de tels dispositifs de réduction des risques.

18. La mise en place de ces structures poursuit plusieurs objectifs d’intérêt public :

•    En matière de santé publique, l’environnement qu’elles fournissent donne lieu à la promotion d’un usage plus sécurisé des drogues.

•    La présence de matériels et de personnels capables d’apporter les premiers secours permet d’éviter la survenue d’overdoses fatales. La mise à disposition de seringues stériles, la promotion de l’hygiène de l’injection, permettent de réduire les infections et autres complications (abcès, endocardites…), de même que les comportements à risque de transmission du VIH et de l’hépatite C.
•    En matière d’ordre public, les salles de consommation à moindre risque entraînent une diminution des nuisances associées à l’usage des drogues dans les lieux publics et semi-publics. Elles permettent de diminuer le nombre d’actes de consommation réalisés sur l’espace public, de même que le nombre de seringues abandonnées sur celui-ci.
 
19. Les salles de consommation à moindre risque n’ont certes pas la prétention d’apporter une réponse à l’ensemble des problèmes publics rencontrés en matière de toxicomanie. Leur grand intérêt procède plutôt de leurs spécificités et de leur complémentarité avec les autres offres des réseaux d'aide et de soins :

•    Complémentarité avec la prévention, étant donné la présence d’un personnel capable de fournir de l’information, des conseils et des possibilités d’orientation – ce qui favorise aussi le maintien du lien social et limite les situations d’exclusion.

•    Complémentarité avec la thérapie, étant donné que l’accès des consommateurs de drogues les plus marginalisés à divers types de traitements peut être facilité.
•    Complémentarité enfin avec l’ensemble des maillons d’une politique globale et intégrée en matière de drogues, étant donné la capacité des salles de consommation à moindre risque d’atteindre des consommateurs fortement désocialisés, qui ont peu de contact avec les centres d’aide et de soins et qui accumulent les risques sanitaires, infectieux, sociaux et judiciaires.

20. Un des reproches qui est le plus régulièrement fait aux salles de consommation à moindre risque est qu’elles encourageraient la demande de stupéfiants !

Outre que ce reproche est franchement mal fondé en regard des objectifs socio-sanitaires qu’elles poursuivent, il est particulièrement mal à propos quand on veut bien considérer que la réalité du trafic des stupéfiants, tant la disponibilité de l’offre que le développement dramatique de la demande, n’ont attendu nulle part dans le monde l’ouverture de tels lieux de consommation médicalement supervisés.

La demande de drogues est un phénomène qui mérite qu’on le prévienne autrement que par des slogans dissimulateurs ou par des aprioris qui méconnaissent les réalités !
Les salles de consommation à moindre risque doivent être vues comme une démarche réaliste et pragmatique pour réduire les risques et les dommages associés à la consommation aussi bien pour les usagers eux-mêmes que pour la communauté en général.

21. Cette considération a désormais trouvé une reconnaissance officielle puisqu’elle ressort sans ambiguïté parmi les 58 mesures déclinées dans le Plan HIV 2014-2019 présenté le 15 octobre 2013 par tous les Ministres ayant la santé dans leurs attributions.
L’action 22 de ce Plan national prétend, en effet,  « améliorer l’accès des personnes qui s’injectent des drogues aux seringues et à l’ensemble du matériel de prévention et de réduction des risques et développer des lieux de consommation à moindre risque ».

22. La reconnaissance légale des « salles de consommation à moindre risque » ou « salles d'injection supervisées » implique que pour les organisateurs et praticiens de ces lieux d'usage soient levées, dans des conditions déterminées, les interdictions et peines prévues à l'article 3, § 2 de la loi du 24 février 1921 à l'encontre des personnes qui auront facilité à autrui l'usage à titre onéreux ou à titre gratuit des substances stupéfiantes visées, soit en procurant à cet effet un local, soit par tout autre moyen.
Une telle exception est déjà prévue par la loi de manière à permettre l'échange de seringues et autres matériels stériles en faveur des toxicomanes.

23. En aucun cas toutefois, il n'est question de permettre aux praticiens ainsi exemptés d'inciter à l'usage des substances et dans tous les cas, l'organisation et l'entretien de tels lieux d'usage devra avoir un but de prophylaxie.

Ce but implique à son tour que ces lieux d'usage supervisés soient dûment autorisés par les autorités publiques et fonctionnent dans des conditions d'accueil et d'encadrement professionnel qui devront être déterminées par le Roi sur proposition du Ministre qui a la Santé publique dans ses attributions.

24. Le traitement assisté par diacétylmorphine, à ce jour, est largement et légalement disponible en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et au Danemark. Il est déjà légalisé au Luxembourg, quoique pas encore disponible. Il a fait également l'objet d'essais cliniques à des fins de recherche scientifique, outre en Belgique, en Espagne et au Canada. En 2011, quelque 2.500 consommateurs d'héroïne ont bénéficié de ce traitement dans l'Union Européenne et en Suisse.

25. Partout dans le monde où se pratique largement et depuis suffisamment de temps la substitution à l'héroïne, et quelle que soit la molécule utilisée, il a été constaté par les praticiens que, si la substitution convient à une large majorité de la population concernée, pour une partie d'entre elle toutefois, c'est d'échec qu'il convient de parler.

26. Au départ de ces constatations, l'échec signifiait classiquement que les patients ayant tenté la substitution, le plus souvent à plusieurs reprises, ne s'y tenaient pas, pour diverses raisons, et l'abandonnaient purement et simplement.
Dans ce cas, ils peuvent être qualifiés de réfractaires aux traitements de substitution. Malheureusement désormais, l'échec vise aussi des patients qui sont maintenus en traitement de substitution, souvent depuis longtemps, mais qui, pour autant, n'ont nullement renoncé à la consommation parallèle d'héroïne de rue !
Pour ces derniers, il y a lieu de parler de résistance et d'une diversification d'usage où la méthadone, ou autre médicament de substitution prescrit (ou parfois acquis sur le marché illégal!), a simplement, mais légalement, rejoint une palette de produits dans un profil de poly-toxicomanie avérée.

27. L'autre fait largement constaté est que cette part de la population héroïnomane la plus résistante aux traitements de substitution est aussi celle qui est la plus problématique tant sur les plans de la santé (physique et mentale) que sur ceux de la situation sociale et/ou de l'insertion dans le milieu de la délinquance.
Cette population est souvent qualifiée, à ce titre, de « noyau dur » de la toxicomanie !

28. A défaut de disposer d'une autre molécule que les médicaments de substitution existants, il n'y a actuellement pas d'autre solution, pour (r)amener ces usagers réfractaires vers les soins en général et le traitement de leur(s) assuétude(s) en particulier, ainsi que pour améliorer leur qualité de vie et les détacher du cercle de la délinquance, que de stabiliser leur consommation et la sortir de la rue en leur délivrant l'héroïne elle-même, mais sous forme médicamenteuse et dans  des conditions de, et sous, strict contrôle médical.

29. Ici aussi, une précaution s’impose à la réflexion : il n'est pas concevable de calquer la prescription et la délivrance de la diacétylmorphine sur les mêmes normes et conditions que celles qui sont admises pour les traitements de substitution. En termes clairs, pas question de prescription en cabinet privé et pas question de délivrance en officine pharmaceutique !

30. La réglementation du traitement assisté par diacétylmorphine devra nécessairement impliquer une organisation centralisée dans une unité de soins ambulatoire pouvant accueillir un nombre requis de patients, plusieurs fois par jour (de deux à trois fois minimum), dans des conditions de sécurité maximale,  nécessitant un encadrement médical, infirmier et pharmaceutique suffisant pour répondre à toutes les normes.

31. Lors des discussions préparatoires à la loi du 22 août 2002 visant à la reconnaissance légale des traitements de substitution, le législateur a explicitement exclu la possibilité d'assimiler à un de ceux-ci le traitement assisté par diacétylmorphine.

32. Telle est ainsi la raison pour laquelle la reconnaissance légale du traitement assisté par diacétylmorphine doit faire l'objet d'une modification spécifique, distincte du régime légal des traitements de substitution, dans la loi du 24 février 1921. Tel est l'objet de la modification proposée qui ajoute un paragraphe 5 à l'article 3 de la loi en question, plutôt que de compléter le paragraphe 4.

33. En guise de conclusion, une question se pose : quel sera le destin probable de ces deux propositions ? Autrement dit ont elles une chance d’aboutir et quand ?

34. On peut déjà partir de deux constatations :

a.    le consensus qui existait au moins en partie francophone du pays à propos du traitement assisté par diacétylmorphine a été confirmé depuis le dépôt des conclusions et recommandations de l’Ulg et se traduit dans la signature de la proposition de loi sur le sujet par des représentants de 4 familles politiques ;
b.    à l’inverse, la question de la reconnaissance des salles de consommation reste très controversée et la réflexion empreinte de sous-entendus idéologiques encore très tenaces ; il faudra certainement plus d’effort et de temps pour convaincre en ce domaine qu’en l’autre.

35. La sortie tardive des conclusions de l’Université sur l’expérience TADAM en cette fin de législature ne constitue pas un avantage pour l’initiative parlementaire. Cela se traduira plus que probablement par un report des débats après les élections, l’idéal étant alors de voir inscrire ces deux initiatives dans un accord de gouvernement à concrétiser au plus vite.

36. Mais le travail de réforme législatif ne sera pas en soi suffisant pour aboutir à la mise en place des dispositifs souhaités. Outre la phase d’exécution, par voie d’arrêté des nouvelles dispositions légales, qui prend toujours un peu de temps, la mise en place d’unités d’accueil et de traitement de ce type dépend désormais du financement et des conditions particulières qui y seront mises par les autorités fédérées compétentes.

Et cette question des moyens n’est pas des plus simples en cette période de transfert de nouvelles compétences vers les Régions et Communautés. L’avenir reste donc ouvert…

Assuétudes

Mentions légales - Cookies - Crédits photos - Copyright Willy Demeyer - webdigitales.be